Nathalie Brodin-Beker a réussi un double et difficile pari. D’abord écrire un roman, donc une fiction, mais qui plonge dans les racines de l’histoire de sa famille et fait écho à des événements aussi dramatiques que réels. Ensuite le faire sous la forme principale d’un journal. Un journal intime, écrit à la première personne par le narrateur et destiné, c’est lui qui le dit, à lui-même; un journal commencé à l’âge de treize ans et s’achevant quelque soixante années plus tard. Ce texte n’était donc pas voué à être publié, et il a fallu que le « traducteur », dont les « notes » s’intercalent entre les passages du journal, persuade le narrateur d’éditer son manuscrit.
C’est donc de la vie, de la longue vie d’un homme, qu’il s’agit. David Yenkl est juif et naît à Odessa à la fin du XIXème siècle, d’une mère d’origine polonaise venue se réfugier à Odessa, d’un père d’origine allemande. Tous deux se sont connus et mariés dans cette grande ville cosmopolite et russophone, immortalisée au cinéma par « le Cuirassé Potemkine ». La famille Yenkl traverse après la Grande Guerre des événements tragiques, et David doit fuir sa patrie pour s’installer à Paris dès le début des années 1920.
Le lecteur sera, je pense, étonné et bouleversé par le récit de sa vie. Ce récit est d’une certaine façon paradoxale, peut- être parce que les horreurs subies au début ne trouvent leur résonance que plus tard dans le livre. Mais la manière dont l’auteure raconte la vie en France des personnages rend cette histoire de plus en plus émouvante au fil du temps, le ressort central du livre est l’amour, l’amour absolu qu’éprouve David pour Anastasia (Ana), qui n’est pas sans faire penser à celui de Solal pour Ariane dans « Belle du Seigneur » ; mais sur un fond, finalement, de déchirante tristesse.
En réalité les malheurs subis par David, Ana, Noussik, à Odessa n’ont jamais pu s’effacer, s’oublier. Ce sont eux, me semble-il, qui entravent les personnages du livre, et c’est douloureusement vrai pour Ana ; mais c’est aussi le cas pour David lui-même. Mais la vie continue et la persistance, vaille que vaille, de l’amour physique entre les vieux amants, comme dirait Brel, est preuve d’une profonde tendresse cherchant à conjurer le mal.